Bernard Freyd raconte le Centre Dramatique de l’Est

Bernard Freyd

Bernard Freyd  est recruté à 18 ans par Michel Saint-Denis, dans la section jeu du Groupe III, en octobre 1956. Il participe à la troisième tournée des Cadets en 1958 avec Les Aventuriers d’Ulenspiegel de Jean-claude Marrey. Ce fut le début d’une longue et brillante carrière au théâtre, au cinéma et à la télévision : Bernard Freyd fut nommé par deux fois comme meilleur comédien aux Molière.

Propos recueillis par Anne-Françoise Benhamou, in OutreScène, La Revue du Théâtre National de Strasbourg, mai 2006, « L’Ecole du TNS,1954-2006, Une école dans un théâtre », pp. 13-16.

 


Bernard Freyd. Groupe III, section Jeu

Le plus important, c’est que cette école nous a soudés. Dans notre groupe, nous sommes restés très liés. Nous nous téléphonons, nous nous voyons – Many Barthot, Jeanne Dutrait, André Bénichou, Bernard Rousselet, Lise Visinand, Jean Hurstel… Quand l’un joue quelque part, les autres vont le voir.

La première année, Michel Saint-Denis était encore là, c’est lui qui m’a recruté. Les professeurs étaient venus avec lui d’Angleterre et avaient tous un accent : John Blatchley, Barbara Goodwin, Jani Strasser – un chanteur hongrois, qui parlait comme ça. Seul Pierre Lefèvre était parfaitement bilingue. La femme de Michel Saint-Denis, Suria Magito, une danseuse russe, était la directrice des études. Quand Michel Saint-Denis venait nous voir, il y avait toujours un « V » autour de lui avec les professeurs principaux – plus ils étaient près de lui, plus ils étaient principaux. Tout le monde s’écartait, se plaquait contre les murs, on disait : ‘Bonjour, bonjour.’

Une fois par mois, Michel Saint-Denis nous faisait des conférences magnifiques, qu’il appelait des causeries. Il nous parlait de Dullin, de Copeau, de Jouvet, de Laurence Olivier, de l’Old Vic, de Stanislavski qu’il avait rencontré…  Nous avons presque touché le Saint des Saints ! Il parlait doucement, très paterfamilias… Un vieux monsieur avec un nœud papillon, qui mordait toujours sa pipe. Très souriant, attentif.

J’avais 18 ans, je n’avais fait que du théâtre amateur, en dialecte alsacien, je ne savais rien de tout ça. Pour moi, c’était une ouverture énorme : j’avais échoué dans les études, je sortais du collège technique, j’étais inculte. Les profs m’obligeaient à faire des résumés de bouquins. John Blatchley me disait ‘Tu me lis Dostoïevski maintenant, Crime et Châtiment, c’est très important pour toi : résumé mardi.’ Et le mardi je venais le voir, et il me demandait ce que j’avais compris. Ils nous communiquaient vraiment l’amour de la littérature.

J’ai sans doute été pris parce que ça complétait bien le groupe, et pour mon énergie débordante. Et Michel Saint-Denis me disait : ‘Je pense que vous avez une belle âme.’ Parce que ce qui comptait, c’était l’intérieur… Ce qui était quand même un peu inquiétant quant aux jeunes premières : à l’Ecole, il n’y avait jamais de Célimène! Les filles pouvaient battre du tambour chez Brecht, jouer Groucha dans Le Cercle de craie, Sonia chez Tchekhov, mais pas de Célimène, dans aucun groupe! Saint-Denis disait ‘Ce qui compte chez les êtres c’est la beauté intérieure. Il n’y aucun critère de beauté. La seule chose belle chez les gens, c’est la beauté de l’être qui transparaît, le reste n’est pas beau.’

C’était un enseignement très fidèle à Copeau – à Jouvet, à Dullin. L’école était un sanctuaire. Nous, les élèves, nous étions le nec plus ultra : il nous était même interdit de parler aux acteurs de la troupe parce que, disait Saint-Denis, ils étaient déjà pervertis par le métier.

Deux fois par trimestre on présentait un spectacle aux professeurs et à Michel Saint-Denis. Jusqu’à la fin des études personne d’autre ne pouvait regarder notre travail. La présentation était impressionnante. Elle avait lieu en Petite scène. Il y avait un rideau rouge, une petite fosse d’orchestre dans laquelle s’installaient les professeurs, sept ou huit, avec leur crayon – on les entendait écrire tout au long de la représentation. Et on nous avait dit ‘Si Michel Saint-Denis rit, sachez que ce n’est pas parce que vous êtes drôle, mais parce que l’auteur est drôle. Ne croyez pas que vous êtes comique et n’en rajoutez pas.’ On était perclus de peur derrière ces rideaux rouges. C’était un silence total, puis on entendait la porte s’ouvrir. Ils entraient en parlant doucement et on se disait ‘Ils sont là, ils sont là’. Et on entendait les neuf coups, puis les trois coups et le rideau s’ouvrait, et on était devant eux. Quand le spectacle était terminé, ils disaient ‘Merci beaucoup’ et ils partaient. Et après il y avait la critique…

Nous arrivions tous complètement paniqués : on pouvait être exclu. Chaque cas était pris individuellement, devant tous les autres. On nous demandait aussi de nous exprimer et de formuler une critique sur le travail de l’autre, d’un point de vue professionnel : ce qui est positif, ce qui est à gagner. Ces séances étaient un moment terrible. Le professeur de mouvement disait ‘Vous aviez le bras crispé’ ; le professeur de diction, Daniel Leveugle, ‘Bernard, tu as encore l’accent alsacien. Tes « a », Bernard, tes « a » !’ L’Anglais ‘Teu neu joues pas, Beurnard, teu es encore à côté, qu’est-ce que c’est que ça, regaarde leu partenaire.’ Jani Strasser, ‘Tu as mal placé ta voix, BeRRnard, il faut placer la voix dans le masque quand tu parles, et RrespiRrer avec les ouïes derière… Que le ventRe soit détendu pour que l’air rentre, en colonne.’ Chacun donnait son avis, et Michel Saint-Denis parlait le dernier : ‘Tu n’as pas saisi l’esprit de Labiche ; tu dois comprendre le piquant qu’il faut pour jouer ça, ce côté pointu de la caricature.’ Ou alors, ‘Tu l’as compris, tu as bien saisi cette chose, et dans le registre du drame tu pourrais t’en servir à tel moment.’ C’était extrêmement constructif, mais ça nous faisait très peur. Saint-Denis avait une très grande connaissance humaine. L’emprise de nos professeurs était parfois presque abusive, manipulatrice, d’une certaine manière. Mais c’étaient tous des gens très responsables.

Pendant la première année, en 1956, ont eu lieu les événements de Hongrie. Michel Saint-Denis nous a réunis pour nous dire : ‘Beaucoup de jeunes gens qui étaient là-bas dans des écoles de théâtre ont demandé s’ils pouvaient se réfugier chez nous. Si vous êtes d’accord, il faudra probablement partager les bourses avec eux.’ Nous avons accepté, évidemment. Et nous avons donc hérité de deux Hongrois, Tibor Egervari et Attila Monos, qui sont entrés en section technique. Tibor est maintenant directeur d’une grande école au Canada, et avant, il a longtemps dirigé Bussang. Attila Monos est retourné par la suite en Hongrie et est devenu un intermédiaire important entre le cinéma hongrois et les productions étrangères. Il y avait d’ailleurs énormément d’élèves étrangers : d’abord des Suisses – Claude Petitpierre, Lise Perrenoud -, et par la suite beaucoup de Maghrébins, comme Razack Hammami, qui est devenu un grand ponte de la télévision tunisienne, où il a créé les programmes de dramatiques. Deux scénographes de mon groupe étaient israéliens, et nous avons eu aussi une auditrice chilienne.

Puis Hubert Gignoux a pris la direction du CDE. Lors de notre première rencontre avec lui, il nous a dit : ‘Je ne connais rien à l’Ecole, ça ne m’intéresse pas. Vos professeurs resteront là, moi je ne sais rien faire dans ce domaine’. Ça nous paraissait brutal. Mais il a ajouté : ‘Je peux quand même vous servir à une chose : vous renvoyer l’image du métier, vous dire si c’est vendable, si vous pouvez travailler avec ça. C’est ce que je vais essayer de faire, au moins dans un premier temps’. Il n’était pas là depuis six mois que l’école l’a littéralement aspiré : ça l’a passionné.

Il nous a très vite subjugués par son intelligence prodigieuse, sa vivacité d’esprit extraordinaire, par ses qualités exceptionnelles de lecteur. Il a beaucoup apporté à l’École. C’est lui qui a instauré la règle d’offrir une année de contrat dans la troupe aux élèves qui sortaient. Il voulait nous mettre le pied à l’étrier. Il était acteur lui-même et avait une forte conscience de ce que pouvaient représenter pour un jeune comédien trois mois de salaire au sortir de l’École – un petit pécule pour démarrer dans la vie, simplement pour prendre une chambre à Paris sans être obligé d’aller mendier.

Strasbourg, 23 septembre 2005