Le théâtre conquérant – les Centres dramatiques français

Jean Vilar et Jeanne Laurent

Texte de Michel Saint-Denis à propos des Centres dramatiques français issus de la décentralisation théâtrale. Publié dans les « Cahiers Français d’Informations » d’Avril 1955.


Cinq Centres dramatiques fonctionnent actuellement en France. Ce sont le Centre dramatique de l’Est (Strasbourg), la Comédie de Saint-Étienne ( Saint-Étienne), le Centre dramatique de l’Ouest (Rennes), la Comédie de Provence (Aix-en-Provence) et le Grenier de Toulouse (Toulouse). De par leur situation réciproque, ils desservent donc la presque totalité du territoire français, sauf une partie du nord du pays.

Avant d’analyser les raisons de leur création, il me semble bon de définir ce que sont les Centres. Nous appelons Centre dramatique, une compagnie de comédiens professionnels, subventionnée par l’Etat et par les municipalités locales et dont la mission est d’apporter aux villes de sa région, un théâtre de qualité, basé sur le répertoire classique français et étranger, et, à longue échéance, de susciter dans la province même, une vie théâtrale originale. Nous reviendrons plus en détail sur chacune de ces caractéristiques. Mais, dès maintenant, l’on peut voir que les Centres dramatiques répondent à un besoin spécifiquement français.

C’est au XVI° siècle, selon un processus  qui s’est poursuivi jusqu’à nos jours, que furent jetées les bases de la centralisation propre à notre pays. La politique versaillaise de Louis XIV, celle de la Révolution, puis de l’Empire, enfin celle de III° République ne firent qu’aggraver les choses. Quatre siècles de protectionnisme artistique ont créé de cette situation paradoxale dont nous souffrons aujourd’hui : l’Hypertrophie de Paris, capitale politique, économique et culturelle, qui absorbe les forces vives de la nation entière.

Les Provinces Négligés

Cette situation était particulièrement grave pour les théâtres. Outre les théâtres subventionnés, quarante-huit théâtres dramatiques fonctionnent actuellement à Paris. Avant la création des Contrées, qui date de 1947, ils représentaient pratiquement toute la vie théâtrale française. Bien qu’on ne puisse que se féliciter d’une production aussi intense, il faut cependant noter que les théâtres parisiens, avant la dernière guerre, ne s’adressaient plus qu’à des théâtres ouverts à toute la société, et que la plupart des auteurs comme des directeurs travaillaient en vue d’obtenir l’assentiment de quelques critiques tout-puissants dont dépendait la carrière commerciale des pièces. Face à cette floraison parisienne, inquiétante à force d’être riche, la province était dépourvue de toute vie théâtrale propre. Les théâtres municipaux, hormis quelques théâtres lyriques montant toujours les mêmes opéras du XIX° siècle, n’avaient plus de troupes dramatiques fixes. Faute de renouveler leur répertoire, faute d’artistes consacrés, faute de crédits et incapables de résister à, la concurrence du cinèma, ils avaient dû fermer leurs portes, les uns après les autres. Ils n’étaient plus utilisées que par les tournées qui emmenaient à travers la France, les succès parisiens. Alsaciens, Bretons et Provençaux n’avaient plus la faculté de traduire sur la scène leurs tempéraments, leurs traditions, leur manière de vivre et de sentir. Seules quelques troupes d’amateurs, dont quelques-unes de valeur, continuaient d’assurer la permanence du théâtre, avec des difficultés sans nombre et dans l’indifférence générale.

Premières Réactions contre la Centralisation Abusive

Cette description  ne serait pas exacte, si elle ne mentionnait que, dès avant 1914, certains hommes de théâtre français avaient essayé de lutter contre ce courant et, malgré leurs échecs, avaient donné un exemple qui allait bientôt être suivi.

Ce fut Firmin Gémier, qui, en 1912, fonda son Théâtre Ambulant, puis, après la guerre de 1914, le Théâtre National Populaire. Le théâtre ambulant ne dura que deux saisons et le théâtre national populaire, faute de crédits suffisants et mal soutenu par un public qui se cherchait encore, fut à demi paralysé jusqu’au jour où Jean Vilar sut, plus de vingt ans après, lui donner ce qui lui manquait, un style de représentation et un nouveau public.

La tentative de Gémier était d’ordre plutôt social. La réforme de Copeau fut avant tout esthétique. Elle s’attaqua en premier lieu à des conventions scéniques périmées. Cette réforme devait ensuite être poursuivie, développée par les hommes du Cartel. Ce n’est pas mon sujet ici de décrire l’histoire du Vieux-Colombier. En 1924, Jacques Copeau se retira avec quelques comédiens et quelques élèves en Bourgogne. Ainsi naquirent les Copiaux, troupe-école, qui furent la première ébauche des futurs Centres dramatiques. Vivant avec les vignerons, les Copiaux donnaient, dans les villages de Bourgogne, des farces classiques, des adaptations d’œuvres nouvelles, accompagnées de chants, de danses et à base d’improvisation, avaient souvent leurs thèmes puisés dans la réalité où vivaient à la fois comédiens et spectateurs, comme le spectacle intitulé « Les Travaux de la Vigne ». En 1929, les Copiaux se dispersèrent, mais la graine était lancée, puisque quelque vingt ans plus tard deux anciens Copiaux, Jean Dasté et moi-même, dirigeaient des Centres.


La Création des Centres

Nous venons de voir quelles nécessités culturelles ont suscité la création des Centres et de quelle tradition ils se réclament. Nés d’un besoin de plus en plus ressenti, animés d’un esprit, éclairés par les tentatives d’aînés audacieux, tout était favorable pour que les pouvoirs publics s’intéressent à leur naissance.

Le premier Centre fut celui que, après Roland Pietri et André Clavé, j’ai l’honneur de diriger. Il fut créer à la demande de cinq villes de l’Est (Colmar, Hagenau, Metz, Mulhouse et Strasbourg, réunies en un syndicat intercommunal. Les premières conservations avec la Direction des Arts et des Lettres eurent lieu en 1946 et le premier spectacle fut donné au théâtre Municipal de Colmar, en janvier 1947.Bientôt suivirent la création de la Comédie de Saint-Étienne en septembre 1947 (aboutissement des Comédiens de Grenoble, fondés en 1949 (qui existait déjà sous forme de compagnie d’amateurs, depuis 1945), puis la création de la Comédie de l’Ouest en 1949 et, dernière née, celle de la Comédie de Provence 1952.
Tous ces Centres sont situés dans des villes qui possèdent des université afin que les étudiants puissent prendre goût au répertoire théâtral, et tous sont subventionnés par l’Etat et par la municipalité de la ville où ils sont installés (ou des villes qui les soutiennent).
Les subventions varient selon les Centres : elles ont été, pour l’année 1953, de 29 250 000 francs pour le Centre dramatique de l’Est ; 14 750 000 pour celui de Toulouse ; 13 600 000 pour celui de l’Ouest ;
13 000 000 pour celui de Provence et 11 000 000 pour celui de Saint-Étienne. (A titre indicatif, la subvention de la Comédie-Française, pour la même année, était de 343 000 000 de francs). Dans cette subvention, l’apport des municipalités est de proportion variable. C’est ainsi que, pour le Centre dramatique de l’Est, chaque ville du syndicat intercommunal verse trois francs par an et par habitant. De plus, certaines villes où jouent les Centres, les soutiennent, en prenant à leur charge les frais de location de salle, d’électricité, de machinistes, etc …
Le directeur de chaque Centre est proposé par l’Etat, mais sa nomination est soumise à l’accord des municipalités intéressées. Il est libre d’engager les comédiens et les techniciens qu’il désire, libre de monter les spectacles qu’il veut. Il est responsable devant la Direction des Arts et des Lettres de la gestion financière.

Le Répertoire des Centres

Avant de parler du Centre dramatique de l’Est, que je connais le mieux, je voudrais dégager les grandes lignes qui président au choix du répertoire des Centres.

De par le travail qu’ils ont à fournir, de par le le public à qui ils s’adressent, les Centres jouent principalement des pièces classiques et les meilleurs œuvres des auteurs contemporains. Ils s’efforcent à la fois de familiariser leurs spectateurs avec les principaux styles dramatiques anciens et avec les «messages », autant qu’avec les formes nouvelles du théâtre des principaux écrivains d’aujourd’hui. Parmi les classiques français, l’auteur le plus fréquemment joué est Molière ; Marivaux, Beaumarchais et Musset qui relèvest de la mçeme tradition, sont également fréquemment joués, tandis que Racine et Corneille le sont beaucoup plus rarement. Cela s’explique par la forme aristocratique de la tragédie française et par la difficulté de trouver des acteurs capables de bien jouer la tragédie. Parmi les classiques étrangers, l’auteur sans conteste le plus joué est Shakespeare. La poésie de Shakespeare, comme la forme du théâtre élisabéthain, qui au contraire de la tragédie française est une forme populaire, s’accorde avec un public généralement plus soucieux d’émotion que de perfection formelle, d’action dramatique que de raffinement psychologique. Dans le théâtre contemporain, les Centres jouent principalement parmi les étrangers, Synge, Strindberg, Tchekov, Pirandello, et Lorca, et parmi les auteurs français, Giraudoux, Claudel, Anouilh, Montherlant et Cocteau.

Les créations restent cependant un problème pour les Centres, d’une part parce que, pour eux comme pour les autres théâtres, les bons manuscrits sont rares, d’autre part parce que les auteurs réputés préfèrent donner leurs pièces aux directeurs de théâtres parisiens. Et même la création d’une bonne pièce d’un auteur peu connu ou inconnu pose de nombreuses difficultés à un Directeur de Centre.

Le public d’un Centre est plus sensible que le parisien aux préjugés religieux, moraux, politiques. Du fait même que le Centre joue dans une ville différente chaque soir, la critique a peu d’influence sur le succès d’un spectacle. Une mauvaise critique ou un accueil défavorable se font sentir pour le spectacle suivant non
pour celui joué actuellement, puisque la critique n’est lue qu’après que l’unique représentation a été donnée.
Les spectateurs viennent donc à nos spectacles sur la séduction d’un nom d’auteur ou de pièces déjà connus. La solution de ce difficile problème est sans doute la confiance que, les années aidant, le public placera dans chaque Centre, afin que l’on vienne voir non plus telle pièce, mais le spectacle du Centre. Les conférences, les lectures de pièces nouvelles peuvent aider le public à ne pas redouter ce qu’il ne connaît pas. Mais tant que le répertoire des Centres ne sera pas un répertoire de création, et si possible d’auteurs régionaux, le travail des Centres ne pourra porter tous ses fruits.

Susciter le Plaisir du Théâtre

On a déjà compris que la mission particulière des Centres était d’implanter dans chaque région, un foyer théâtral. Pour que ce foyer soit véritablement créateur, son activité devrait être liée à celle d’écrivains qui sentent le besoin d’échapper à l’accaparement parisien. Aujourd’hui, où il s’agit d’abord de rendre le goût et le sens du théâtre à des régions qui les ont perdus, elle est surtout liée à la participation d’un nouveau public. Je ne vois pas de meilleure définition du public que nous recherchons que celle que Péguy donnait de son idéal, « Journal vrai » :

« Refaire un public en ce pays, contre le perpétuel adultère d’âme ou de corps, ou d’art ou de philosophie, contre le vice bourgeois, contre la démagogie populaire, contre le mensonge romantique ; refaire un public ami de la vérité sincère, de la beauté sincère ; un public peuple, ni bourgeois, ni populaire, ni faisandé, ni brute, c’est la tâche redoutable où nous sommes attelés ».

Tâche redoutable en effet, mais que paradoxalement les Centres sont en train d’accomplir. Qui aurait dit, il y a seulement dix ans que le Cid, joué devant un public de cheminots serait un des plus grands succès de Jean Vilar ? Qui aurait dit que Shakespeare, Molière, Lorca feraient plus de recettes que les médiocrités désolantes mais fructueuses du théâtre commercial ? C’est cependant ce qui est arrivé. Non seulement Jean Vilar à Paris a su, en jouant dans la banlieue parisienne, toucher un public qui ne savait plus ce qu’était le théâtre, mais les Centres ont incontestablement réussi, eux aussi, dans cette même découverte d’un nouveau public. Ainsi dans des régions ouvrières comme Montbéliard ou la Moselle, nous voyons à chaque représentation une participation plus nombreuse d’ouvriers. De plus, grâce à la compréhension du corps enseignant et à l’aide efficace des « Jeunesses Musicales de France », notre public est formé d’une large majorité de jeunes gens de seize à vingt-cinq ans, qui formeront dans l’avenir des générations de spectateurs avertis.

Ne nous hâtons pas de crier victoire : beaucoup reste à faire. Si le prix relativement modeste des places (généralement 400 francs le fauteuil d’orchestre et même 150 francs pour les représentations populaires), si les conférences et des Centres offrent des places à prix réduit, organisent des conférences et des lectures, et facilitent ainsi considérablement notre tâche, il reste encore à vaincre des préjugés aussi bien envers le théâtre en général, considéré comme un divertissement bourgeois ou comme une manifestation littéraire réservée aux « gens cultivés », qu’envers les Centres qui, dans la mesure où ils vivent la vie de province, manquent aux yeux de beaucoup des prestiges attachés traditionnellement aux spectacles parisiens.


Les Troupes

La mission des Centres, avons-nous dit, pose un problème d’auteurs et un problème d’acteurs. En dehors du Grenier de Toulouse1, la plupart des acteurs des Centres sont recrutés à Paris, c’est-à-dire que, périodiquement, les directeurs vont à Paris faire passer des auditions et engagent des comédiens, soit pour un spectacle, soit plus généralement pour une saison.

En fait, les troupes des Centres sont composées d’une troupe permanente (rendue obligatoire, dans la plupart des cas, pour le cahier des charges) à laquelle viennent s’adjoindre, selon le répertoire, d’autres acteurs. Mais étant donné les conditions financières modestes qui sont celles des Centres, l’impossibilité, pour les acteurs travaillant en province, de faire du cinéma, de la télévision et bien souvent de la radio, et surtout la situation privilégiée de Paris, les éléments de valeur ont tendance, après quelques années, à quitter les Centres pour tenter leur chance dans la capitale. Il est donc très difficile, hors les jeunes acteurs pour qui les Centres servent de banc d’essai, de retenir en province des acteurs expérimentés. Et l’on ne peut que louer la conscience de ceux qui, dans des conditions matérielles et psychologiques très dures, travaillent pour des gains modestes et souvent obscurément, afin d’apporter le théâtre à un public qui en est privé.

L’Ecole Supérieure  d’Art Dramatique de Strasbourg

Pour que les Centres s’implantent vraiment en profondeur dans leurs régions, il est indispensable qu’ils suscitent des vocations et que les acteurs parisiens soient relayés peu à peu par des acteurs issus de la région même. C’est pourquoi, dans le cadre du Centre dramatique de lEst, a été créée l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique de Strasbourg. Sa fondation était prévue avec celle du Centre, mais jusqu’en 1954, des circonstances matérielles avaient retardé son ouverture. Aujourd’hui, la Direction des Arts et Lettres et la Municipalité de Strasbourg ont construit, selon les plans de l’architecture Pierre Sonrel, un bâtiment, spécialement conçu pour le Centre. Ce bâtiment, quand il sera terminé, comprendra, un théâtre de 800 places ; une scène, dépouillée d’une grande partie de la machinerie italienne et avançant au contact du public et qui est l’aboutissement des recherches entreprises depuis le Vieux-Colombier jusqu’au Old Vic ; une salle de répétition réplique légèrement plus réduite que la scène du théâtre ; un atelier de décors, de menuiserie, de peinture, de costumes et de nombreuses salles pour les cours de l’école.

Ainsi les élèves, au sein même d’un théâtre, ont-ils la possibilité de vivre au contact d’artistes et de techniciens dans l’exercice de leur profession. L’enseignement qui leur est donné, découle des principes de l’Ecole du Vieux-Colombier que dirigeait Jacques Copeau et de l’expérience que m’ont donné les deux écoles que j’ai successivement dirigées, celle du London Theatre Studio, avant la guerre, puis celle du Old Vic. Dans l’une, comme dans les autres, il s’agissait de retrouver les secrets du jeu, que le cabotinage, le naturalisme et la déclamation romantique avaient laissé perdre. Les découvertes de la mise en scène moderne sont liées à la formation d’acteurs capables de jouer selon les nouvelles conventions, c’est-à-dire de recréer par la vérité du jeu et de l’observation humaine, par la parfaite décontraction et maîtrise du corps, un climat poétique né d’une transposition dramatique de la réalité. C’est cette nécessité qui a poussé Copeau et Dullin à ouvrir leurs écoles aux côtés de leur théâtre.

L’Ecole forme à la fois des comédiens et des techniciens de la scène. Les cours de jeu visent à développer à la fois l’invention et la liberté de l’acteur. Une grande place est donc faite à l’éducation corporelle et à l’improvisation individuelle ou chorale, masquée ou non, silencieuse ou parlée. Mais elle est toujours dominée par les exigences de l’interprétation, la pratique des textes et l’étude des styles les plus marquants du théâtre. Une importance toujours particulière est donnée à la respiration sans laquelle il ne peut y avoir de jeu libre et vrai, à la technique de la voix et à la pureté de la diction.

Les cours de jeu durent trois ans. A la fin des trois années, l’école présentera un spectacle composé pour une partie d’un divertissement à base de chant, de danse et de mimique et pour l’autre, d’un classique français, dans les villages d’Alsace. Ce spectacle achèvera la formation de nos élèves en leur donnant l’expérience indispensable aux comédiens : le contact avec le public. Il sera réalisé avec le concours des élèves des cours techniques.

Ces derniers cours durent un an. En partant de l’étude approfondie de la scène moderne les élèves acquièrent les connaissances théoriques et pratiques qui sont à la base de toutes les techniques sur lesquelles la mise en œuvre d’un spectacle est basée. L’enseignement est divisé en deux branches – une d’enseignement de la mise en scène – l’autre de la décoration. Après le cycle d’un an, les élèves peuvent être, soit aide-régisseurs, soit assistants-décorateurs ou costumiers. Un cours supérieur d’un ou de deux ans est réservé à un très petit nombre de jeunes gens de talent se destinant à devenir metteurs en scène ou décorateurs.

A l’heure actuelle, l’école comprend deux groupes d’élèves-acteurs et un groupe d’élèves-techniciens. Soit en tout trente-trois élèves. Ils sont recrutés principalement en Alsace et en Lorraine, mais désirant éviter les dangers du « provincialisme » et du repliement sur soi, l’Ecole est largement ouverte aux éléments de la France entière et aux étrangers capables de travailler en français. Déjà, nous avons parmi nous, outre des Parisiens, des Savoyards, des Marseillais, des Tourangeaux et des Poitevins, des élèves anglais, américains, suisses et israéliens. Le corps enseignant lui aussi reflète la même volonté de confronter dans une œuvre commune des tempéraments divers.

Les études sont pratiquement gratuites et les bourses sont alloués aux élèves les moins aisés. Après leur sortie de l’Ecole, les élèves iront tenter fortune dans le vaste monde du théâtre. Mais l’enseignement qu’ils ont reçu, les prépare spécialement à fournir des recrues entraînées au travail particulier des Centres. Il est à souhaiter qu’ils poursuivent la tâche dont, par leur formation, ils ont vu les difficultés et la grandeur.


La Comédie de l’Est

Si je me suis étendu un peu longuement peut-être, sur les principes et le fonctionnement de l’Ecole de Strasbourg, c’est qu’elle fait partie de notre Centre – tout en étant au service des autres Centres. La structure du Centre dramatique de l’Est comprend donc l’Ecole, et une troupe de comédien professionnels, « La Comédie de l’Est ». C’est par la description d’une saison de cette troupe que je voudrais finir cet article.

Nous avons terminé la saison 195361954, au mois de juillet et nous avons commencé à répéter les deux premiers spectacles de la saison 1954-1955, le 15 août. Nous avions scindé notre troupe en deux, l’une jouant un spectacle Marivaux, l’autre « La Sauvage » de Jean Anouilh.

Les répétitions ont duré environ six semaines, temps nécessaire pour que le soit bien rôdé et ne risque pas de « défaire » en cours de tournée. Puis nous avons tourné à partir du début d’octobre, jusqu’au 15 décembre, soit deux mois et demi, donnant une cinquantaine de représentations de chaque spectacle. Fin décembre, nous sommes entrés dans la seconde partie de notre saison, en commençant à répéter *, toujours avec deux troupes, d’une part « Roméo et Juliette » de Shakespeare, d’autre part « le carrosse du Saint-Sacrement », de Mérimée et « l’Antigone », de Jean Cocteau. De nouveau six semaines de répétition, puis une cinquantaine de représentations de chaque spectacle, et nous avons attaqué la troisième partie de notre saison formée d’une série de représentations en plein air dans la région de l’Est et des représentations données dans le cadre du Festival de Paris, au théâtre Hébertot.

Durant cette période, d’octobre à juillet, la troupe à compris jusqu’à trente-six acteurs et n’a jamais été acteurs et n’a jamais été inférieure à vingt acteurs. Tous les décors et les costumes de nos spectacles ont été dessinés par les deux décorateurs attachés pour la saison au Centre. Ils ont été également réalisés dans les ateliers du Centre par nos techniciens. Pour donner une idée de l’effort fourni, nous avons réalisé pendant le mois de janvier – soixante-dix costumes. D’octobre à avril, nous avons donné plus de cent vingt représentations dans représentations quatre-vingt-deux villes différentes.

C’est ici que gît le plus grand nombre de nos difficultés. Le Centre était fixé à Colmar. Il l’est maintenant à Strasbourg. A partir de cette ville, il dessert toute la région comprise entre le Rhin et une ligne Lille, Reims, Dijon, Lyon, avec quelques incursions en Suisse et en Belgique, soit un quadrilatère irrégulier de plus de 500 kilomètres de côté. Cette vaste région montre le succès remporté par nos spectacles. Il montre aussi que nous avons dû augmenter le nombre de villes où nous jouons, afin d’amortir nos frais.

En effet, contrairement à l’Angleterre où les troupes restent souvent une semaine dans chaque ville, nous sommes, faute de public, et aussi parce que nous jouons le plus souvent dans de petites villes, contraints de changer de théâtre tous les soirs. Quelques villes importantes comme Strasbourg, Mulhouse, Lille, permettent deux, trois représentations successives, très rarement plus de quatre. Ceci pose différents problèmes. Nous jouons aussi bien dans de vastes théâtres parfaitement équipés avec des machinistes à demeure, comme ceux de Strasbourg, de Colmar, de Mulhouse, de Lille, de Dijon ou de Nancy (la scène de ce dernier à 11 m de cadre – 13,5 m de profondeur et 17,10 m de hauteur), que dans les théâtres beaucoup de modestes des bourgs et des petites villes (ainsi à Merlebach, exemple parmi d’autres, la scène mesure 6,80 m d’ouverture, 2,90 de profondeur et 5,32 m de hauteur). Dans bien des cas même, il n’existe pas de théâtre, et nous jouons, soit dans une salle de cinéma, soit dans une salle des fêtes, où l’équipement fait défaut, où les machinistes ont souvent plus de bonne volonté que d’expérience, où l’installation électrique est défectueuse.

Ce passage incessant à des scènes diverses rend très délicate la tâche du décorateur : il lui faut calculer un décor qui puisse aussi bien s’adapter à une scène de 12 m ou 15 m d’ouverture (sans « faire petit ») qu’à une scène de 6 m ou 7 m ; très souvent nous sommes obligés de construire deux décors, un « normal » pour les grands théâtres, et un « petit décor » pour les scènes plus réduites. Mais cette solution, la meilleure pour les spectateurs, ne facilite pas la tâche de nos techniciens, ni de nos comédiens. Ces derniers, du fait même que les dimensions varient chaque soir, sont obligés en quelque sorte de réinventer la mise en scène, ils sont obligés également de s’adapter immédiatement aux dimensions d’une salle qui peut contenir trois cents ou mille cinq cents spectateurs.

Ces tâches complexes qui demandent de la décision, de l’habilité manuelle, de l’esprit d’à-propos et une endurance physique à toute épreuve, sont encore compliquées par les transports. Il ne nous est pas toujours possible de grouper les représentations dans les villes proches les unes des autres et souvent cent, deux cent cinquante kilomètres séparent un théâtre du suivant. Ceci nous contraint à faire tous nos transports par route. Les décors et les costumes voyagent en camion, les techniciens dans une camionnette, les comédiens en car. On comprendra aisément qu’une tournée est, dans ces conditions, très fatigante.

Cette vie difficile matériellement et psychologiquement, a aussi son côté exaltant et bien des comédiens n’ont qu’un désir, lorsqu’une tournée est terminée, c’est de repartir au plus vite.

Les Centres dramatiques français sont encore au stade de l’expérience.

Leur tâche est une tâche est une tâche de longue haleine. On ne renverse pas en quelques années une routine séculaire. Ils ont encore besoin d’être encouragés et soutenus par les pouvoirs publics. C’est ainsi qu’une salle de théâtre qui leur appartienne, où ils puissent répéter et monter leurs spectacles, fait cruellement défaut à nos camarades des autres Centres.

Quand les Centres auront formé leurs collaborateurs régionaux, quand ils seront chacun le reflet d’une tradition différente selon qu’ils sont installés à Strasbourg ou à Rennes, quand ils pourront se produire régulièrement à Paris pour échanger leurs spectacles avec ceux des meilleurs animateurs parisiens, alors ils auront gagné la difficile partie qui est la leur.