« Monsieur Saint-Denis, mon ami Michel » par Daniel Leveugle

Daniel Leveugle

Après avoir suivi un temps les cours de Charles Dullin puis pendant trois ans ceux de l’Ecole de la rue Blanche, Daniel Leveugle crée avec des camarades une compagnie, « La Compagnie », installée au Studio des Champs Elysées. Après de lourds déboires et la cessation de La Compagnie, il est envoyé par Jeanne Laurent à Colmar, pour travailler auprès de Michel Saint-Denis au Centre Dramatique de l’Est dont il venait de prendre la direction en 1953. Conjointement à l’enseignement qu’il assure à l’Ecole – qui deviendra celle du TNS – il met en scène pour La Comédie de l’Est et les Cadets de nombreuses œuvres d’auteurs contemporains comme du répertoire classique. Il quitte Strasbourg peu après le départ de Saint-Denis et poursuit à Paris, en province et à l’étranger, pendant plus de quarante ans, son travail de mise en scène et ses activités d’enseignant.

 


Monsieur Saint-Denis, mon ami Michel

Ma rencontre providentielle avec Monsieur Saint-Denis a été déterminante pour ma carrière de metteur en scène et de professeur et, plus généralement, pour ma vie. Considérant malvenu un trop de familiarité envers un maître, je ne l’ai jamais appelé que Monsieur Saint- Denis en quatre ans d’étroite et chaleureuse collaboration. J’avais quitté la Faculté de Médecine avec l’idée chevillée au corps de devenir comédien. Je suivis un temps les cours de Charles Dullin puis entrai à l’Ecole de la rue Blanche où je suis resté trois ans. Avec des camarades de promotion qui quittaient l’école en même temps que moi et quelques amis, je fondis une compagnie. Le premier spectacle intéressa la profession, fut estimé par la critique. Installée au Studio des Champs-Elysées, « La Compagnie », c’était son nom, présenta ensuite un spectacle classique une fois encore  apprécié. La troisième production de la troupe, Prix au Concours des Jeunes Compagnies 1950, encouragea à persévérer dans la voie du succès. Las ! le vent peut tourner et il tourna. Les spectacles suivants furent des échecs. « La Compagnie » cessa d’exister. Seul, endetté, ne trouvant pas de travail qui correspondit à mes ambitions, j’acceptai de décorer une pièce de l’auteur des « Gueux au paradis », puis un poste de régisseur. J’ai alors pensé à abandonner le théâtre.
C’est à ce moment que Jeanne Laurent me fit appeler au Ministère des Arts et des Lettres. Jeanne Laurent est l’inspiratrice du formidable mouvement de décentralisation artistique qui a vu la renaissance du théâtre en France depuis la libération, grâce à la construction et au fonctionnement de multiples Maisons de la Culture et Théâtres Nationaux. Je ne connaissais pas Jeanne Laurent. Elle me reçut dans son bureau et me dit tout à trac : « Daniel Leveugle, je sais que vous êtes en grande difficulté. Vous avez de l’initiative, du courage et du talent. Il vous manque une formation pour structurer tout cela. Michel Saint- Denis revient d’Angleterre pour remplacer André Clavé, appelé à d’autres fonctions. Il s’agit de s’installer à Colmar, le temps d’achever, à Strasbourg, la construction d’un théâtre qui deviendra le siège du Centre Dramatique de l’Est. J’ai parlé de vous à Michel Saint-Denis, il est disposé à vous recevoir. Seriez-vous d’accord pour travailler sous son autorité ? J’acceptai sans hésitation.
Je rencontrai pour la première fois Monsieur Saint-Denis chez lui par un début d’après-midi torride. J’avais cru bon, pour la circonstance, de me présenter en costume- cravate.. Il m’ouvrit lui-même la porte, m’invitant à me mettre à l’aise après un « Soyez le bienvenu » chaleureux. Passés au salon, à peine assis face à face, une femme brune, dont les cheveux lissés en arrière incluant en leur milieu une mèche blanche, nous servit des rafraîchissements. C’était Suria Magito, la compagne de Monsieur Saint-Denis, qui, elle aussi, devait devenir par la suite une amie. La conversation s’engagea. Mon hôte s’enquit de ma situation de famille, m’interrogea à propos de ce que j’avais fait, me demanda ce qu’était pour moi le théâtre, quels étaient mes goûts, mes ambitions. Paris était-il pour moi le seul endroit où il est nécessaire de réussir ? Ce que j’entendais par réussir. Il me parla ensuite avec simplicité et humour de ce qu’avait été sa propre réussite : Son travail avec Jacques Copeau – le Vieux Colombier, l’aventure des Copiaus de Bourgogne, la fondation de sa Compagnie des Quinze. Il me raconta comment il avait quitté la France pour l’Angleterre où il avait fait une brillante carrière, mettant en scène des comédiens britanniques des plus notoires. Dans le même temps il avait créé le « London Theatre Studio », une école professionnelle dans toutes les branches de l’art dramatique. Plus tard il avait dirigé celle du « Young Vic », complément du « Old Vic Theatre Center » fondé avec Laurence Olivier, Ralph Richardson et George Devin. Monsieur Saint-Denis déplorait que le théâtre moderne ne favorise pas le maintien de troupes fixes dont les éléments, formés ensemble, « sous la direction de metteurs en scène différents, ramènent sur la scène, avec le goût d’une sincérité exigeante, une magie théâtrale faite d’architecture, de lumière et de langage ». Pour Monsieur Saint-Denis tout commençait et passait par l’école. J’étais tout à la fois passionné et quelque peu intimidé par cet homme qui était avant tout pour moi Jacques Duchesne dont j’avais, sous l’occupation, régulièrement écouté les messages dans l’émission de la B.B.C. « Les Français parlent aux Français ». On en vint ensuite à l’objet de ma visite. Monsieur Saint-Denis, d’un ton soudain plus ferme me dit : « Je reviens en France pour prendre la direction, à Strasbourg, du Centre Dramatique de l’Est qui s’établira dans un théâtre dont la construction sera achevée dans quelques mois. D’ici là je m’installe à Colmar avec l’équipe que je suis en train de réunir. Voulez-vous en faire partie ? » Je n’eus pas le temps de répondre un oui enthousiaste. Mon interlocuteur enchaîna : « Dans ce centre cohabiteront une troupe chargée des spectacles programmés pour la saison et une école. Je l’ai toujours su, depuis Copeau et mes expériences londoniennes, une troupe ne trouve son homogénéité et un style que si elle émane de groupes ayant suivi un enseignement collectif et cohérent. Avant que cette troupe existe, nous nous soumettrons à la coutume des engagements par contrat. Jeanne Laurent m’a parlé de vous et j’ai cru comprendre que mes propos vous intéressent. Je vous crois capable d’être assistant des cours de jeux de l’école. Vous aurez en charge la diction et le traitement des textes poétiques, la construction d’un personnage, les cours d’improvisation et, régulièrement chaque trimestre, il vous faudra présenter un spectacle de votre choix. Bien sûr, vous serez aidé ». Je tombai des nues ! Je venais, m’attendant à des propositions de mises en scène et on me demandait d’être professeur ! Je balbutiai que je n’avais jamais fait ça. Monsieur Saint- Denis trancha mon désarroi : « Vous êtes jeune et vous avez encore beaucoup à apprendre.. L’occasion vous en est offerte. Si vous pouvez régler une situation familiale qui ne soit cause de trop de difficultés, n’hésitez pas à risquer l’expérience. Vous serez étonné de réaliser combien on apprend en enseignant.. Et puis, votre statut de professeur ne vous empêchera pas de monter une pièce de temps à autre avec la troupe. » Cette dernière phrase ma rassura. J’acceptai.

Quelques jours plus tard, je me retrouvai dans le foyer du théâtre de Colmar où Monsieur Saint-Denis réunissait les professeurs engagés pour créer son école. Tous, d’autre nationalité que la mienne, arrivaient d’Angleterre : Jani Strasser, spécialiste de la voix, Barbara Goodwin chargée du mouvement, Pierre Lefèvre et John Blatchley, tous deux metteurs en scène, responsables des cours de jeu. Suria Magito fut présentée comme organisatrice du programmes des travaux. Monsieur Saint-Denis expliqua ensuite que les débuts à Colmar allaient être difficiles, le théâtre de cette ville ne possédant pas de locaux prévus pour l’existence d’une école. Il faudrait partager l’espace avec la troupe qui entamerait bientôt les répétitions du « Songe d’une nuit d’été » sous sa direction. A Strasbourg, dans quelques mois, nous nous installerions dans un bâtiment conçu par Pierre Sonrel qui deviendrait le siège définitif du « Centre Dramatique de ‘Est ». Il était prévu de telle sorte qu’une troupe ( «la Comédie de l’Est » ) et l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique soient susceptibles d’y cohabiter. Il n’était plus qu’à se mettre au travail..
Le premier groupe d’étudiants fut choisi, composé de douze filles et garçons à peine moins âgés que moi. Bien vite, nous avons formé une sorte de compagnie à l’image de celle que j’avais créée. Je proposais, ils discutaient : On partageait. Je faisais à peu près tout : cours d’improvisation, de jeu, de diction et, chaque trimestre, la présentation d’un petit spectacle. Le travail était minutieusement surveillé et critiqué. Elèves et professeurs en prenaient pour leur grade ! Il y avait régulièrement de longues séances d’évaluation qui réunissaient tout le monde. Chaque professeur rendait compte de son travail avec chacun des étudiants. Monsieur Saint-Denis, ensuite, prenait la parole et, dans une magistrale synthèse, chacun était fouillé dans ses manques, réprimandé sévèrement quand son bilan était négatif, encouragé dans le cas contraire. Ce fut pour moi une chance d’enseigner dans ces conditions. J’ai compris ce que m’avait dit Monsieur Saint-Denis lors de notre premier entretien : « Vous serez étonné de réaliser combien on apprend en enseignant ». J’ai travaillé avec les trois premiers groupes d’étudiants. Mois après mois, j’ai pris de l’autorité de la bonne façon.. Je suis devenu de plus en plus capable de guider un comédien,  le rendant attentif à être fidèle au message du poète en même temps qu’utilisant au maximum la richesse de son tempérament et l’originalité de son imagination. :
Cette formation m’a, comme je l’ai dit, servi toute ma vie, et, d’abord pour les mises en scène que Monsieur Saint-Denis m’a confiées pour « la Comédie de l’Est ». et les spectacles des « Cadets de l’école » qui faisaient leurs premières armes devant un public. Ce fut d’abord « le Misanthrope » et beaucoup d’autres ensuite : « la surprise de l’Amour », « l’Epreuve », « la jalousie du barbouillé », « l’Alcade de Zalaméa », « un Caprice », « le mariage forcé », « les Justes », « le Menteur », « Saint Just », « un Imbécile », « la belle de Haguenau ». J’avais entière liberté de concevoir et réaliser mon spectacle comme je le souhaitais. Monsieur Saint-Denis, après avoir assisté à l’une ou l’autre des répétitions, me disait seul à seul dans son bureau ce qui était valable et ce qui pouvait être amélioré – voire modifié. Combien j’ai aimé ces dialogues où je pouvais défendre mon point de vue en toute liberté en même temps qu’écouter des remarques si judicieuses qu’elles ne pouvaient que me convaincre. Là encore j’ai beaucoup appris. Ces spectacles furent créés dans un premier temps sur la scène du théâtre de Colmar puis sur celle de l’opéra de Strasbourg, quand notre installation fut achevée dans le bâtiment de Pierre Sonrel. Il ne comportait à l’époque que les locaux destinés à l’école. Le théâtre ne fut opérationnel que beaucoup plus tard et c’est Hubert Gignoux, le successeur de Monsieur Saint-Denis, qui l’inaugura.. Ces spectacles étaient ensuite joués dans soixante-quinze villes de l’est de la France, de Thionville à Long le Saunier et de Wissembourg à Chalons sur Marne – avec des incursions à Paris, en Suisse, en Belgique et en Allemagne.
Je me souviens avec émotion des petits spectacles présentés par les « cadets », ces étudiants de seconde et troisième année qui affrontaient pour la première fois un public. Nous partions tôt matin avec un matériel sommaire et transformions quelque réfectoire ou salle à tout faire de quelque village en théâtre. La représentation du soir était donnée avec l’enthousiasme fervent de jeunes gens généreux du meilleur de leur talent à une assistance dont un bon nombre « n’avait jamais vu ça ».
J’ai quitté le CDE en 1957. Je suis resté l’ami de Monsieur Saint-Denis après son départ de Strasbourg. J’allais le voir dans sa maison de Seine-Port où il s’était retiré au calme avec Suria. J’étais toujours le bienvenu. Il me demandait ce que je faisais, ce que j’allais faire. J’étais à l’époque professeur à l’Institut Supérieur des Arts du Spectacles de Bruxelles, on me demandait de venir donner des cours à l’Ecole Nationale de Théâtre de Montréal… Bien évidemment, nous « parlions école ».
Cher Michel, c’est la première fois que je vous appelle par votre prénom, et c’est pour vous dire merci.

Daniel Leveugle.