Notre tâche (1953)

Ce texte annonçant la création de l’École a paru en 1953 dans le programme du Songe d’une nuit d’été, le premier spectacle que Michel Saint-Denis mit en scène au Centre dramatique de l’Est,  dont il venait de prendre la direction. Il fut  repris dans Saisons d’Alsace n°54 , « Le théâtre dramatique en Alsace 1947-1971 », dossier coordonné par Gaston Jung, Strasbourg, 1er trimestre 1975.


Nous ne sommes pas venus dans l’Est pour y remplir une mission de « propagande » culturelle et linguistique. Nous sommes chargés par l’État français et par le Syndicat intercommunal, qui nous nomment et nous soutiennent, d’accomplir ici une œuvre de qualité, une œuvre vivante, basée sur la compréhension des populations comme des artistes de la région. Nous ne représentons pas ici une tendance, fût-ce artistique, bien déterminée. Nous ne sommes pas tenus de répandre sur l’Est les bienfaits de « l’École de Paris ».

Cour technique : Paulette Buhr, Gaston Jung et Pierre Lefèvre

En fait, c’est à Paris que nous sommes nés à la vie artistique. C’est là, auprès des Copeau, des Dullin, des Jouvet, des Pitoëff, que nous avons fait nos découvertes et notre apprentissage. Mais qui, plus que ces maîtres-là, était opposé à un certain esprit parisien, à « l’esprit du boulevard », tel qu’on l’entendait jusqu’en 1914 ou même jusqu’en 1930 ? C’est de cette attitude-là, celle qui, en trente ans, a amené la rénovation de la scène française, que nous nous réclamons.

Notre tâche, malheureusement, ne peut pas être simple ni unique.

Nous envions et admirons nos camarades du « Grenier de Toulouse », parce que, dès leurs débuts, ils ont pu recruter la plupart de leurs acteurs et collaborateurs dans le pays même où ils travaillent : ils y gagnent une authenticité et une saveur qu’aucun mélange, si habilement qu’il soit dosé, ne peut remplacer.

La première partie de la tâche qui incombait au CDE dès ses origines, c’était de faire reprendre le chemin du théâtre à des communautés sevrées de spectacles vivants ; c’est ce travail-là qu’ont accompli André Clavé et ses compagnons. J’ai touché du doigt leur réussite lorsque j’ai visité les villes et les bourgs que visitent rarement les grandes tournées. J’y ai vu de charmants théâtres remis en activité, des publics dont la reconnaissance soutenait l’enthousiasme. J’ai été frappé par le fait que dans la plupart des grandes villes, le succès était moins décisif, l’adhésion moins chaleureuse, et pourtant nous avons besoin, au premier chef, du soutien des grandes villes : c’est sur elles d’abord que nous devons nous appuyer.

Qui dit « décentralisation artistique » implique l’établissement de centres distincts, à l’écart du Centre principal (Paris, dans le cas particulier). Les tournées partant de Paris projettent sur les provinces visitées le rayonnement de la capitale. Ce rayonnement est tout à fait salutaire ; il est indispensable. Mais s’il peut susciter l’activité créatrice de la province, il ne peut pas en tenir lieu ; c’est à la province elle-même ou, si vous préférez, à la « région », qu’il appartient d’établir son CENTRE et celui-ci n’aura de valeur que le jour où il deviendra « CRÉATEUR », en utilisant des éléments régionaux. Qu’il vaille mieux, au début, employer à cette prospection des éléments « étrangers » à la région, s’il ne s’en trouve pas localement, ou s’ils sont trop difficiles à découvrir, il n’empêche que le but doit être finalement de remettre un Centre régional aux mains des artistes de la région (au moins en majorité).

C’est à cette deuxième partie de la tâche que je vais m’attaquer : à la recherche, à la formation, et à la mise en œuvre d’artistes qui viennent de toute la région de l’Est. Mais je crois qu’il y faudra du travail, et c’est pourquoi je vais fonder une école professionnelle à Strasbourg.

Pourquoi à Strasbourg ?

J’ai fait partie de l’école de Copeau, j’ai vu fonctionner celle de Dullin, j’ai fondé et dirigé moi-même deux écoles : j’en ai tiré la conviction que, pour être vivante, une école doit s’adresser au public le plus large possible, confronter en son sein les tempéraments et les caractères les plus divers, et tirer le meilleur parti  de cette richesse en limitant le plus possible le nombre des élèves.

Ouverte au premier chef aux candidats de la région de l’Est, l’école ne doit pas devenir « provinciale », dans la mauvaise acception du mot : elle doit viser à un niveau international, en appelant à elle des éléments de la France entière et des étrangers capables de travailler en français. L’école placera ainsi ses élèves régionaux au niveau le plus élevé.

C’est à cause essentiellement de sa position au carrefour de tant de routes naturelles, que Strasbourg nous paraît être la ville idéale, pour y établir le siège d’une école française, de caractère international.

Elèves déco et régisseurs Group I

Nous voici à pied d’œuvre : nous allons chercher des talents à former, partout où ils doivent se trouver dans la région : auprès des directeurs de Conservatoires comme chez les amateurs – à l’usine comme au village. Nous avons besoin d’élèves et de collaborateurs dans toutes les branches du théâtre : la voix, le chant, la diction, l’improvisation, la mimique, la scénographie, la décoration, la fabrication des décors, des costumes et des accessoires, l’histoire du théâtre, la teinture et la peinture des étoffes.

Le travail sera lent ; il ne faut pas moins de trois ans pour former un comédien, beaucoup plus pour un metteur en scène ou un décorateur ; moins pour un régisseur ou un bon artisan de la scène.

Mais nous croyons, en nous appuyant sur ce que nous avons fait à Londres – au Old Vic, que l’école, si elle a l’ampleur et la concentration voulues, placera sous nos pieds un terrain assez fertile pour que nous y trouvions les moyens de résoudre quelques-uns des problèmes infiniment complexes qui sont posés au Centre dramatique de l’Est dans ses rapports avec le public.

Il faut d’abord que vous nous voyiez au travail ; si vous sentez en nous la force d’accomplir ce dont nous avons le projet, alors nous vous demanderons votre appui le plus complet ; car nous ne saurions réaliser ce plan qu’avec le concours de tous. Avec vous, je voudrais faire de la région de l’Est, au service de laquelle je me place, l’une des sources de l’art dramatique français.