Michel Saint-Denis à Beaumanoir, par Jean Giono

Jean Giono

Inédit de Jean Giono racontant comment est né le projet d’installation de Michel Saint-Denis et de la Compagnie des Quinze à Aix-en-Provence, au domaine de Beaumanoir, à l’automne 1934.

 

 


Il est évident que je ne pensais pas à « Beaumanoir », quand pour la première fois, j’engageai Michel Saint-Denis à venir se fixer en Provence. Nous étions, lui, Dullin, Bovério et moi à Manosque. Je ne pensais à rien. C’était à l’époque où Paris vomissait ses valeurs (je ne sais pas pourquoi d’ailleurs je parle au passé). Il n’y avait de place que pour la médiocrité ou pour des artistes un peu « garces ». Tous les bons, tous les solides et tous les honnêtes fuyaient sur les routes, hagards, éberlués, ravis de retrouver des arbres et de l’herbe, mais effrayés de ne plus entendre au fond de leurs oreilles le bourdonnement de l’avilisseuse. Tous un peu pervertis malgré tout, souffrant de l’être, essayant de faire prendre pour logique et obligatoire la marque des travaux forcés, qu’ils portaient imprimée dans leurs cœurs, mais prêts au fond d’eux-mêmes à la plus sauvage des révoltes pour gagner la liberté, la grande liberté dont ils venaient d’entendre chanter le vent dans les larges forêts. Ainsi, comme dans une sorte de Moyen-Âge, des peintres et des poètes retournaient à la solitude des champs.
Solitude ? Elle était déjà autour de nous pendant que nous parlions, Dullin, Saint-Denis, Bovério et moi. Ils venaient à peine d’arriver. Ils avaient dit : « Nous ne pouvons pas rester plus d’un quart d’heure ». J’avais dit : « C’est peu ». Mais Dullin avait son travail à Lourmarin et il était absolument obligé de rentrer avant midi. Il était huit heures. Il faut deux heures pour aller de Manosque à Lourmarin. Oui, la solitude était là. Celle que je vois tout le jour et tous les jours, et tout le temps, et jusqu’au bout. Elle commençait au ras des vitres de la fenêtre, au ras des murs, et elle s’en allait jusqu’au bout du monde. Elle contenait plus de cent mille heures de travail réfléchi, calme et sans tumulte. Elle était pleine à craquer de tout ce qu’on pouvait créer. Elle était une immense propriété :

– « Toujours comme ça ?, dit Dullin.
– Toujours ».

Il siffla doucement un long sifflotis de couleuvre. Après, il dit :

– « Tu te souviens quand j’allais dans les grands vergers avec mon cheval. J’avais un cheval, continue-t-il, et une petite charrette. J’aime beaucoup les chevaux ».

Il regarda tout autour avec ses petits yeux carnassiers et il poussa son chapeau de paille en arrière.

– « Nous avons le temps », dit-il.

Voilà la progression exacte.
C’est ce qui fait qu’un quart d’heure après, ils n’étaient pas sur la route de Lourmarin, mais j’étais avec eux sur la route de Vachères.

– « Il faut que vous connaissiez tout ce pays et Vachères et Banon, et Redortiers, et Simiane, et Carniol.
– Les beaux noms !
– Cet admirable pays désert où tout est fait pour la joie et la paix, depuis la terre couleur de perle jusqu’à la courbe même des collines ».

Il n’était plus question de rentrer avant midi. Il était question de rentrer à midi, à midi – une heure.

– « On voit ce pays, on ramène Giono, et nous, on rentre à toute vitesse ».

Maintenant, ne nous pressons pas. Regardez ce village collé sur le flanc nord de la colline.

– « C’est Villemus.
– Il ne doit pas voir le soleil souvent.
– Dix minutes par jour.
– Il a l’air d’une tortue. Il faut bien regarder pour le voir.
– Oui, il est tout caché. Il fait ce qu’il peut. Il va lentement à ses affaires, si lentement, qu’il va parfois terriblement vite. Il y a un curé et une auberge. Le curé s’est marié avec la patronne de l’auberge ».

Nous allons à petite vitesse (je ne me souviens plus qui conduisait) à travers la vallée de la Haute-Encrène. Nous frôlons des hameaux tout pelucheux de coqs, de poules, de pigeons, de pintades et de marronniers fleuris.

– « Seulement, dit Michel Saint-Denis, on n’a encore rien bu, ni mangé depuis ce matin.
– C’est le plus facile du monde. Montons à Vachères ».

Depuis un moment, le village « au clocher bleu » était devant nous, perché sur son rocher comme la lampe d’un phare.

– « C’est le village dont vous avez dit que le clocher était peint en bleu ?
– Oui, c’est celui-là.
– Mais il n’y a pas de clocher.
– Non, il n’y en a pas.
– Et alors, le curé s’est marié pourquoi avec l’aubergiste ?
– À cause du piano mécanique.
– Tu es sûr qu’il y a de quoi manger à Vachères ?
– J’en suis sûr.
– De quoi ?
– De tout.
– Comment à cause du piano mécanique ?
– Il avait prêté 2 000 francs pour l’acheter et on ne les lui rendait pas, alors…
– Mais de tout quoi ?
– Des choses en cochon, tu verras. Des saucisses, des jambons, du boudin à l’oignon, de tout. Et du vin blanc, un fil de fer !
– Bon », dit Michel.

Là-haut sur la place, qui est moitié des champs, moitié du village, Dullin avait ramassé une tige de lavande, il la tenait droite entre le pouce et l’index, comme un communiant qui porte le cierge. Il avait toujours le canotier renversé en arrière, découvrant son front, ses yeux, son nez, sa bouche, car il avait amplement besoin de tout ça, rien que pour goûter l’excellence supérieure légèrement glacée et un peu acide de l’air et de la lumière qui vivent sur ces hauteurs.

C’est à Vachères que se trouve la maison historique. Pour ceux qui veulent la connaître, c’est la troisième à droite avant d’entrer dans le village. Mais il faudrait d’abord que je vous dise où est Vachères.

Dans quelques années, nous irons là « tous en bandes et en guirlandes », comme on dit, et nous mettrons la plaque au-dessus de l’imposte sous l’enseigne de « L’Auberge du Nord ». C’est là que ce matin où ils étaient si pressés (il était vaguement question à ce moment-là de tout arranger pour un retour vers les quatre – cinq heures oui, mais avant, il faudrait déjeuner – on déjeunera à Simiane – Bon), c’est là que tout a été décidé : de la fuite de Paris, de la création de la « Compagnie des Quinze » en Provence. C’est là que se sont creusées les fondations de « Beaumanoir » et de l’espérance du théâtre.

Un cent millième à peine de ce que nous avons rêvé dans cette auberge s’est réalisé aujourd’hui. Il faut beaucoup de temps pour féconder la solitude. Son ventre gras ne porte que les enfants de cent amours.

Bien entendu, nous déjeunâmes à Simiane vers les trois heures de l’après-midi. Simiane est le village du peintre Coubine. À notre arrivée, comme nous demandions à un petit garçon si Coubine était là :

– « Il ne sait pas », dit Dullin.

Le petit garçon enleva son béret et dit :

– « Monsieur Coubine est à Rome pour son exposition. Il arrivera demain.
– Voilà !, dit Dullin.
– Voilà !, dit Saint-Denis.
– Voilà !, dit Bovério.
– Qu’en pensez-vous ?
– Nous pensons qu’en effet, ici, on sait ».

On nous donna à manger à « L’Auberge de la Poste ». Dullin repoussa son chapeau un peu plus en arrière ; il déposa près de son assiette la longue tige de lavande.

– « Mangeons – dit-il – nous avons le temps. Pourvu que nous soyons de retour avant minuit ! »

Jean Giono.


Voir aussi :

Les débuts de Jean Giono à la scène, par Jacques Mény

Le théâtre de Giono, par Jacques Mény

Rencontres Giono en scène 2011 au Théâtre Jean Le Bleu de Manosque