Les premiers apprentis-comédiens, par André Pomarat

Comédien permanent du CDE puis du TNS de 1954 à 1973, sous la direction de Michel Saint-Denis puis d’Hubert Gignoux. Elève du 1er Groupe, il y assura aussi les fonctions de metteur en scène et de professeur participant à la création d’une trentaine de spectacles, et la formation de près de 150 élèves. Il a fondé en 1974 le Théâtre Jeune Public de Strasbourg – devenu en 1991 le Centre dramatique National pour l’Enfance – qu’il dirigea jusqu’en janvier 1997. Il poursuit depuis ses activités de comédien au théâtre, à la télévision et dans des lectures.

 


 

Nous étions en janvier 1947. J’avais dix-sept ans. Après cinq années d’expulsion, je venais de retrouver mes horizons familiers, mes biens spoliés, ma maison détruite ; que pouvait espérer un adolescent passionné de théâtre dans cette ville de Metz, une fois de plus touchée par la guerre.
Début 1953. La prise de direction du Centre dramatique de l’Est par Michel Saint-Denis était assortie de la condition de fonder une école supérieure d’art dramatique. Ce qui créait l’événement était la volonté d’ouvrir cette école à des candidats d’Alsace et de Lorraine, et aux départements visités par le CDE, à 50% disait-on, l’autre moitié étant destinée à des élèves venus de la France entière. L’école devant s’ouvrir dès septembre 1953, et le concours étant prévu pour juin, Saint-Denis missionnait deux personnes, Daniel Leveugle, metteur en scène, et Hélène Gerber, comédienne, à charge de repérer et de préparer au concours d’entrée les possibles candidats de la région Est.

L’aile du bâtiment de la place de la République à Strasbourg, qui devait accueillir la Compagnie et le premier groupe d’élèves –comédiens, n’étant pas terminée, l’ouverture de l’école était retardée et se ferait à Colmar en janvier 1954, afin de ne pas surcharger en début de saison les salles mises à disposition par la ville au théâtre municipal. Nous allions devenir ainsi par la force des choses le seul groupe à avoir travaillé à Colmar avant le transfert sur Strasbourg, l’unique groupe en cinquante -trois ans dont les cours furent handicapés d’un trimestre, les seuls à ne pas être accompagnés dans cette ouverture par des élèves régisseurs et décorateurs et, vu les circonstances, un groupe à effectif réduit ; l’expression « faire les plâtres » s’appliquait parfaitement à notre toute nouvelle situation, mais « qu’importait le flacon… ».
La rentrée eut lieu le 4 janvier 1954 ; premières émotions, premiers regards de dix personnes appelées à vivre la même aventure, première présentation de quatre filles et six garçons, venus certains d’horizons proches, d’autres plus lointains. Nous savions peu de choses de Michel Saint-Denis et de son équipe de professeurs, exceptée la fille de Gordon Craig, auditrice à l’école, personne ne le connaissait physiquement. Ce que nous apprenions les uns des autres est qu’il avait fait partie des Copiaus de Bourgogne.
Si plus de cinquante années après, je garde, par exemple, le souvenir précis du cérémonial qui entourait chacune des critiques de fin d’exercice d’interprétation que complétait un bilan général de six semaines de travail, mon souvenir de la première rencontre de Saint-Denis avec le groupe demeure plus vague, impressionné que j’étais, sans doute, par ce moment tant attendu. Il était entouré d’un groupe de professeurs qui l’avaient suivi de Londres à Colmar ; ces premiers professeurs qui allaient marquer cette école de leur pratique et pour longtemps, et pour beaucoup faire référence en matière de formation théâtrale.
En plus des recommandations d’usage sur la rigueur et la ponctualité à tenir devant un programme très chargé, il insista sur la cohabitation avec la Compagnie qu’il souhaitait la moins rapprochée possible,chacun ayant à gouverner ses propres occupations, le moment n’ètant pas encore venu où nous aurions à les partager.
Il avait élu domicile à Turckheim, petite ville à quelques kilomètres de Colmar sur la route des vins, célèbre pour ses remparts et son veilleur de nuit ; il nous parla des vignerons alsaciens et des rapports ouverts et cordiaux qu’il avait avec la population ; sans doute voulait-il nous faire comprendre que là était notre public et notre mission prochaine.
Refaisait-il sentimentalement avec nous les chemins qu’il avait parcourus une trentaine d’années auparavant sur les routes de Bourgogne, du côté de Pernand-Vergelesses ?

Faire des critiques, c’est prendre des responsabilités. Il faut toucher juste, ramener l’essentiel au cœur d’une vérité cachée qui échappe ou se dévoile ; guetter le sensible, l’inexprimé, l’avertissement intuitif : mener la chasse au factice, au surfait, éliminer les scories. « Comment a –t- il répété ? » était la question la plus souvent posée par Saint-Denis aux enseignants. La conduite des répétitions, les différentes phases du travail sur le jeu, la façon dont était pris les exercices techniques, ou la danse, ou l’improvisation, l’intéressaient tout autant que la présentation.

Ces quelques heures où nous rentrions en conclave pour faire le point avec nos enseignants demeurent pour moi un des moments forts de cette formation d’acteur. J’en garde l’image d’une ellipse insulaire, d’un champ clos où de part et d’autre allait circuler tout un vocabulaire inconnu, et que nous allions nous approprier au fur et à mesure que nous avancions dans notre travail, tout cela dans un climat de fermeté et d’indulgence, d’humour et de sérieux, d’écoute et de confiance. Sans approximation et sans truchement.
Comme l’aurait fait une cartomancienne, Saint-Denis disposait sur la table un nombre impressionnant de petits bouts de papier, annotés d’observations qu’il nous distillait à chacun, goutte à goutte, récompensant d’un regard amusé ou sérieux, qui nous allait jusqu’à l’os, le puzzle de sa critique.

« Il faut partir de ce que l’on a. Tu fais un nœud gordien et tu passes ton temps à vouloir le démêler…Ne dénaturez pas le personnage par une brillance excessive. Il faut simplifier. Sachez nourrir une idée qui grandit. Portez les facultés du dresseur au niveau où sont arrivés les chiens….Pas de pittoresque. ».
Il m’arrive de penser à lui comme à un vieux coach, à ces entraîneurs du coin des rings, vivant intensément le combat livré par leurs poulains, expert en esquive, en coups donnés et en coups reçus. Il était né pour être pédagogue.
Contraint par raison de santé, Michel Saint-Denis quittait au printemps 1957 la direction du Centre Dramatique de l’Est. L’affection filiale, que nous les jeunes, portions à celui qui nous avait formés, nous rendait orphelins de père.
Hubert Gignoux lui succédait. Ces changements de direction sont souvent des moments difficiles dans l’histoire de l’existence de nos maisons. Pour dédramatiser ce passage délicat, j’emprunte ici une approche biblique en disant qu’Hubert Gignoux sut nous faire comprendre très tôt, par son attitude, ses propos et ses décisions, qu’il n’était pas venu pour transformer la loi, mais pour la compléter, et qu’il ne souhaitait, par son expérience de sept années à la tête du Centre Dramatique de l’Ouest,qu’enrichir l’héritage laissé par Saint-Denis.

Tout comme pour ce dernier, comment parler de « patrons » qui ne se racontaient pas, ou si peu, dont la discrétion ne répondait pas à notre muette curiosité ; et pourtant quel lien mystérieux se tissait entre eux et nous, au delà de la quotidienneté, des appréciations ou critiques de nos entourages, voire la satisfaction de notre propre estime, pour ne conserver en définitive que l’écoute de leur jugement. C’était tout simplement, je le crois, la confiance rendue à la confiance donnée.