Des Cadets au Trétaux, par René Fugler

« Des Cadets au Trétaux » par René Fugler, in OutreScène, La Revue du Théâtre National de Strasbourg, mai 2006.

Journaliste aux Dernières Nouvelles d’Alsace de 1959 à 1969, chargé de suivre les activités culturelles (cinéma, théâtre, conférences, etc.) à partir de 1963, il a été engagé au TNS en avril 1969 par Hubert Gignoux et par Louis Cousseau (futur directeur de l’Atac) qui était son secrétaire général. Il y occupa différents postes concernant les publications, l’information, les relations avec le public, et pour finir fut responsable du service d’histoire créé par Jean-Marie Villégier jusqu’à la fin de l’année 1996. Il collabore de nouveau aux DNA pour une chronique mensuelle consacrée à la littérature allemande.
Article publié in OutreScène, La Revue du Théâtre National de Strasbourg, mai 2006, « L’Ecole du TNS,1954-2006, Une école dans un théâtre », pp. 135-140.
 

Les Cadets du CDE : c’est sous ce nom que les premiers Groupes formés à l’École rencontrèrent le public, en tournant dans des conditions très rudes dans des endroits où, souvent, il n’y avait jamais eu de théâtre. Pour l’achèvement de leur formation, les élèves se trouvaient ainsi placés au cœur de la mission de décentralisation. A l’arrivée d’Hubert Gignoux, les tournées « Tréteaux », prirent le relais des Cadets.

Des Cadets aux Tréteaux

C’est en mars 1956 que Michel Saint-Denis a vu se réaliser la dernière phase du cycle de la formation qu’il a instaurée au Centre dramatique de l’Est, en reprenant dans des conditions plus modestes les expériences qu’il avait menées dans son école de l’Old Vic Theatre Centre à Londres. Les premiers élèves, toutes sections confondues, allaient affronter le public.

Le pays noir (mars 57)

Dans cette fin d’hiver qui n’en finit pas, et qui retarde d’une semaine l’entreprise par sa rigueur, le premier groupe d’élèves comédiens s’approche de la conclusion de son « entraînement ». Scolarité quelque peu abrégée par rapport aux trois années qui sont la norme, puisqu’ils l’ont entamée au cours du mois de janvier 1954, à Colmar encore, où le CDE attend de pouvoir s’installer dans le théâtre qui se construit pour lui à Strasbourg. Une aile est déjà disponible, mais le chauffage n’y est pas installé… Sept élèves décorateurs et metteurs en scène, qui ont commencé leur formation à la mi-décembre de la même année, à Strasbourg cette fois-ci, se joignent aux dix comédiens pour préparer un spectacle qui doit pouvoir se jouer dans des lieux qu’habituellement la troupe du Centre n’atteint pas. L’ensemble des décors, costumes et accessoires a été conçu et fabriqué par les élèves des cours techniques (régie, mise en scène, décoration), qui se chargent aussi de l’organisation matérielle et de l’administration de la tournée. La jeune équipe doit se comporter comme une troupe autonome se suffisant à elle-même.
Un spectacle « composé » est au programme. Le Mariage forcé de Molière a été mis en scène par Daniel Leveugle, acteur de formation, engagé à la fois comme deuxième metteur en scène pour réaliser en alternance avec Michel Saint-Denis les productions de la Comédie de l’Est , et  comme assistant-directeur des cours de jeu à l’École. La comédie est suivie d’une pièce écrite pour la circonstance : Le Miroir aux mensonges de Jean-Claude Marrey, le jeune secrétaire général du Centre, chargé des publications, de la « propagande » et de l’organisation des tournées. Avec une mission de plus : prolonger et nourrir par l’écriture les formes et les techniques développées par la troupe dans la progression de son travail . Le Miroir aux mensonges est mis en scène par John Blatchley, la musique du spectacle a été composée par Jani Strasser.
Treize représentations, réparties entre le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle, sont données du 12 au 24 mars 1956 sur l’itinéraire établi pour l’expérience. Les conditions sont sportives. Première à Bouxwiller, à l’Hôtel de la Charrue, et tout de suite deux représentations le lendemain : une matinée à Schirmeck, une soirée à La Broque, qui est tout près. Puis Bischwiller, et à nouveau deux représentations dans la journée, au sanatorium de Colmar et à Munster. Et après deux jours de relâche, s’enchaînent Obernai, Les Trois-Épis, Dieuze, Sarre-Union, Château-Salins, Wissembourg et Sarralbe. La dernière a lieu à Strasbourg.
Les conditions matérielles aussi, pour cette tournée et les suivantes, sont éprouvantes. Pierre Lefèvre en témoigne ainsi : « La plupart des lieux choisis étaient des salles paroissiales, de petits théâtres de chef-lieu de canton où il n’y avait pas de techniciens.[…] Il fallait arriver avec l’équipe et tout faire, décharger, balayer le plateau, voir quel était l’ampérage du tableau de bord et installer les éclairages, monter le décor, préparer la salle, ranger les chaises si elles étaient en désordre.»  Les comédiens, bien entendu, participaient aux travaux d’installation et au démontage ; la plupart du temps ils ne disposaient pas de loges, et le retour à Strasbourg se faisait en général dans la nuit.
André Pomarat, Claude Petitpierre, Luce Klein participent à cette première tournée et parmi les techniciens Gaston Jung, Paulette Buhr et le futur romancier Guy Heitz qui transposera dans Mortemar  les souvenirs de son passage au CDE.
Les rapports signalent que les résultats dépassent les espérances, pour le travail présenté comme pour l’accueil reçu. Aux difficultés techniques s’en mêlait une autre, historique : « les problèmes posés par le bilinguisme » – ce qui est une manière élégante de rappeler qu’un certain nombre de spectateurs ne se sentaient pas encore à l’aise dans le français retrouvé après la Libération. « À l’incertitude d’une troupe affrontant pour la première fois le public, s’ajoutait celle du public lui-même. » Sensible à l’effort, le Conseil général du Bas-Rhin a voté une subvention pour soutenir l’opération.


Ainsi débute l’aventure des Cadets du CDE : c’est le nom que Michel Saint-Denis choisit pour la jeune troupe, en souvenir du Young Vic, l’équipe d’acteurs terminant leurs études à l’École londonienne et partant pour de longues tournées dans la province anglaise, et même à l’étranger, entraînés par un noyau de comédiens expérimentés. Pierre Lefèvre en avait assuré la responsabilité. Les Cadets, pour le moment, circulent sans l’encadrement des plus anciens.
En 1957, du 22 mars au 10 avril, c’est le tour des élèves acteurs du Groupe II, admis en février 1955. Ils ont de nouveau préparé un « spectacle composé ». En première partie, La Belle de Haguenau, comédie légendaire écrite par Jean Variot sur le thème d’une complainte traditionnelle alsacienne (elle évoque la Guerre de Trente ans), est mise en scène par Daniel Leveugle. En complément, Jean-Claude Marrey, pour mettre en valeur le travail de mime, d’expression corporelle et de voix mené à l’École, a composé Le Pays noir, action chorale sur un drame de la mine. Pierre Lefèvre et Michel Saint-Denis ont dirigé sa présentation. Le spectacle se termine par un Divertissement, choix d’airs populaires et savants arrangé et réglé par Suria Magito et Jani Strasser.
Treize acteurs participent à la tournée, dont Louis Beyler, Pia Jung et Prosper Diss qui dirigera l’École de la Comédie de Saint-Étienne. Les décors et les costumes ont été conçus par des anciennes élèves du Groupe I, Christine Herscher et Huguette Gasbar, puisqu’il n’y a pas eu de recrutement de décorateur dans la deuxième promotion. Les élèves techniciens admis en octobre 1956, qui n’en sont qu’à leur première année d’études, participent à la fabrication des décors et des costumes et à la régie du spectacle. Une scénographe professionnelle du CDE, Madeleine Louys, a décoré le divertissement. Gaston Jung est chargé de l’administration ; il joue aussi un curé, puis un sacristain.
« Le spectacle des Cadets, déclare Michel Saint-Denis, s’adresse à tous les publics, c’est-à-dire qu’il est de caractère populaire non seulement par le choix des textes qui le composent, mais par les moyens d’expression dont nos jeunes acteurs sont dotés. » La tournée, qui débute cette fois encore à Bouxwiller, couvre seize localités, dont Strasbourg pour une matinée, et des villes de la « périphérie » comme Illkirch-Graffenstaden et Brumath. Les recettes doublent par rapport à la première tentative. Le Haut-Rhin est touché, les Jeunesses musicales de France de Mulhouse réservent une représentation.
Michel Saint-Denis n’est plus à Strasbourg – Hubert Gignoux a pris la direction du Centre – quand se met en route, en décembre 1957, la troisième tournée des Cadets. Ils ont à leur programme Neuf Images de Molière, scènes de Molière conduites par Pierre Lefèvre dans un montage de Marrey. La troupe est composée de six anciens élèves du Groupe II, de deux éléments du Groupe I, et d’un comédien expérimenté venu de Rennes avec Hubert Gignoux, Paul Bru. Une nette transition s’amorce ici : aucun élève en cours de formation n’est du voyage, et le Centre peut annoncer « la première tournée professionnelle » des Cadets. Les décors et les costumes sont eux aussi professionnels, ils sont signés d’Abd’el Kader Farrah, qui est resté au CDE de même que Pierre Lefèvre, qui dirige maintenant l’École. Jani Strasser est reparti et le strasbourgeois André Roos, qui a été son assistant à l’École, compose pour ce spectacle sa première musique de scène. Il aura la responsabilité des cours de voix et de chant jusqu’à sa mort en 1992.
Le parcours de cette tournée est encore assez rude pour aguerrir de jeunes professionnels. Brouillard, neige et verglas. Sur un circuit difficile de petites villes, dont certaines sont visitées pour la première fois, quarante-neuf représentations peuvent se succéder sans encombres. Des satisfactions attendent les Cadets : 250 mineurs de fond à Saint-Avold, 350 spectateurs à Wittelsheim dans le bassin des mines de potasse, et 980 à Saint-Dié, grâce à l’activité des correspondants locaux. Trois représentations, dont une matinée, sont données sur la scène du nouveau Théâtre de Comédie à Strasbourg.
L’été suivant, en juillet 1958, des élèves en fin de deuxième année sont associés à une production hors norme, Fêtes et jeux d’Alsace. Pour le grand week-end du 11 au 14 juillet, quelques administrations, institutions et associations unissent leurs forces pour organiser à Sélestat, ville de la plaine d’Alsace illustre pour son passé et ses collections « humanistes », une ambitieuse manifestation estivale. Le CDE y prend une part très active : Marrey est délégué général, l’administrateur est celui du Centre, Didier Béraud.
De grands moyens sont mis en oeuvre : on loue un chapiteau de 900 places, avec camions et roulottes, cinq lions et six ours. La pièce que Jean-Claude Marrey a écrite pour la circonstance, Les Aventures d’Ulenspiegel, librement adaptée du roman de Charles de Coster, est répétée et présentée sous ce chapiteau. Le roman et la pièce reprennent la tradition flamande qui fait de Till l’Espiègle, personnage de farceur très connu en Allemagne, un combattant de la liberté contre l’occupant espagnol au XVIe siècle. Le metteur en scène du spectacle est René Jauneau, instructeur national d’art dramatique à Jeunesse et sports, qui enseigne depuis peu l’improvisation et l’interprétation à l’École. Des stagiaires de Jeunesse et sports jouent avec les élèves du Groupe III. André Roos, qui a composé la musique, dirige l’orchestre sous le chapiteau. Le succès est au rendez-vous, mais l’opération est trop coûteuse et l’investissement de travail demandé au Centre en fin de saison trop important. Les Fêtes et jeux ne renaîtront pas, mais Les Aventures d’Ulenspiegel repartiront pour une longue série de cinquante représentations en salle de mars à mai 1959. Avec les mêmes costumes, mais avec un décor de Farrah et les élèves du Groupe III qui sont maintenant en fin d’études. Ce ne sera pas un spectacle des Cadets, mais leur histoire n’est pas tout à fait terminée.


Les Tréteaux

Une autre production, Notre petite ville, d’un auteur américain contemporain, Thornton Wilder, part en effet en décembre 1958 pour quarante-sept représentations sous la bannière des Cadets. Elle a été mise en scène par Pierre Lefèvre dans un dispositif et des costumes d’Huguette Gasbar. Hubert Gignoux lui-même est parmi les interprètes, avec six comédiens qui n’ont pas été formés à l’École, quatre anciens du Groupe II et deux du Groupe I. La jeune troupe a changé de fonction, et va changer de nom. Sur le tract qui présente sa tournée suivante (La Cruche cassée de Kleist et L’Amour médecin de Molière), on lit ceci : « Cette saison nous avons pensé qu’il n’était pas nécessaire de maintenir une appellation que certains trouvaient péjorative – d’autant que cette troupe est toujours encadrée par quelques aînés qui ont acquis l’expérience avec l’âge. Mais puisque la nature du répertoire et les conditions matérielles de la tournée nous obligent à une discrimination, ce sont les Tréteaux de la Comédie de l’Est qui poursuivront l’œuvre entreprise par les Cadets. »
La «deuxième troupe», dont le projet et les tentatives de réalisation ont traversé l’évolution du Centre jusque-là, est à présent pleinement opérationnelle, et elle connaîtra de belles réussites. Un souci cependant la suit encore comme son ombre : ne pas laisser croire que la troupe « rurale » est une troupe « inférieure ». Les comédiens du Centre seront distribués alternativement dans les deux troupes, c’est le circuit des tournées qui va faire la différence : salles correctement équipées d’un côté, lieux plus réduits et plus sommairement dotés de l’autre. Le répertoire du circuit Tréteaux sera aussi choisi plus «accessible» et plus conforme aux vœux des organisateurs. Les décors surtout seront plus légers et conçus de manière à s’adapter à des plateaux très divers. Ce sera une des fonctions de l’École de préparer ses décorateurs à cette souplesse de conception.

Trois spectacles Comédie et deux Tréteaux sont prévus pour chaque saison. La deuxième tournée des Tréteaux de la saison 1959-60 (Elles et eux, comédies de Feydeau et de Marivaux, avec un divertissement en chansons) inclut quatre acteurs du Groupe IV en fin d’études. Deux élèves «sortantes» se partagent la scénographie.
Dans le programme, on rappelle les enjeux des Tréteaux : « Le but au départ était triple : créer un circuit parallèle à celui de la Comédie de l’Est qui puisse répondre aux demandes des localités les moins bien pourvues scéniquement, assurer un débouché aux élèves sortant de notre École, inventer une formule de spectacle où les diverses techniques dramatiques puissent se donner libre cours et dont la qualité n’exclue pas le plus large public. »
Des élèves de troisième année font encore leurs débuts avec les Tréteaux en 1961 (Groupe V) et en 1962 (Groupe VI). Puis deux innovations marquent la saison 1962-63. C’est une troupe invitée qui assure la seconde tournée des Tréteaux : le Théâtre populaire romand que vient de créer en Suisse Charles Joris, sorti avec le Groupe V. Et la décision est prise de permettre aux élèves en fin de scolarité l’intégration dans un spectacle Comédie : pour le Groupe VII, ce sera Les Chemins de fer de Labiche mis en scène par Gignoux.
La promotion suivante termine en 1965 sa scolarité dans la formule d’un «Tréteaux réduits» : un spectacle Ionesco-Arrabal mis en scène par Claude Petitpierre, sous le label du Théâtre des Drapiers qu’il a fondé avec Gaston Jung et d’autres anciens élèves de l’École toujours actifs au CDE. Sur douze représentations, six sont données dans la salle d’un restaurant strasbourgeois mise à la disposition de la nouvelle compagnie.
En 1966, une autre tournée réduite (quinze représentations) offre sa rampe de lancement au Groupe IX dans L’Épreuve de Marivaux, montée par Raymonde Lecomte et Pierre Lefèvre, et Dormez, je le veux de Feydeau, par Hubert Gignoux.

Il n’y aura pas d’autres Tréteaux pour les élèves, même si les tournées sur ce circuit se poursuivent, l’une et l’autre fois avec des troupes invitées : le Théâtre populaire de Lorraine (Jacques Kraemer, André Steiger) et encore le Théâtre populaire romand. C’est l’autre formule qui l’emporte désormais, la distribution dans un «grand» spectacle du Centre qui va bientôt devenir TNS  . En avril 1968, le Groupe X est embarqué dans une «création collective», Une très bonne soirée, et le Groupe XI fait sa rencontre avec le public en avril 1969 dans Les Anabaptistes de Dürrenmatt mis en scène par André Steiger, qui est aussi professeur à l’École. Le Groupe XII a encore droit en février et mars 1971 à un spectacle «séparé», avec deux pièces de Peter Weiss montées par Pierre-Étienne Heymann et présentées au Théâtre des Drapiers. Mais il avait participé en deuxième année d’études (mai 1970), comme Chœur des jeunes contestataires, à l’agitée Prise de l’Orestie .
Une aventure persévérante et volontariste s’achève. Le cahier des charges du Théâtre national ne comportera plus de mission régionale. Malgré cela, et même si les petites villes n’ont pas toujours répondu à l’effort du CDE par un effort suffisant d’équipement et d’accueil, Hubert Gignoux est décidé à continuer et lance autour des représentations du Barbier de Séville mis en scène par Pierre-Étienne Heymann une intense campagne «d’animation culturelle» pour trouver aux Tréteaux un nouveau public. Mais à la fin de cette saison 1970-71, il quitte la direction du théâtre. Le TNS aura désormais d’autres enjeux et essaiera d’autres solutions pour assurer la rencontre de ses élèves avec le public.