Gaston Jung à l’Ecole de Strasbourg (1954)

Gaston Jung

Ecrivain, traducteur, éditeur (les Editions du Drapier). Ses livres de poésie sont écrits en français, en alsacien et en allemand.  Il a reçu en 1993 le Prix de la Société des Écrivains d’Alsace et le Prix du Patrimoine Nathan Katz 2006 pour sa traduction d’un choix de poèmes des frères Matthis.

Admis dans la  section régie mise en scène dans le 1er Groupe de l’Ecole Supérieure d’art dramatique de Strasbourg (janvier 1954), il  participe à la première tournée des Cadets du CDE en 1956 qui présentent Le Mariage Forcé de Molière et Le Miroir aux Mensonges de Jean-Claude Marrey. Il passe ensuite à la mise en scène, puis enseigne à l’Ecole pendant 14 ans, fondant par ailleurs en 1964, à Strasbourg, Le Théâtre des Drapiers.

Propos recueillis par Anne-Françoise Benhamou, in OutreScène, La Revue du Théâtre National de Strasbourg, mai 2006, « L’Ecole du TNS,1954-2006, Une école dans un théâtre », pp. 9-11.

 


Gaston Jung. Groupe I, section Régie

J’étais licencié en Lettres et Histoire de l’art. Pendant mes études à Strasbourg, j’avais eu beaucoup de temps pour faire du théâtre amateur, dans des conditions assez exigeantes. J’ai suivi des stages Jeunesse et sports pour les amateurs, j’y ai appris beaucoup de choses. J’ai fait ma première mise en scène professionnelle, à vingt et un ans, à Sarlat. J’ai fini par être nommé conseiller technique pour le département.
J’allais partir pour Paris, où j’avais été reçu au concours de scénographie de l’Ecole des Arts décoratifs, quand Michel Saint-Denis est arrivé à Colmar, nommé par le Gouvernement pour rétablir des valeurs de culture française dans une Alsace qui avait été annexée pendant la guerre. Saint-Denis était le neveu de Copeau, il venait d’Angleterre ; il y avait fait partie de l’Old Vic Theatre, de très grands acteurs avaient été ses compagnons. Il avait fait aussi la France libre, été animateur de Radio Londres. En arrivant en Alsace, il a fait des déclarations sur le sens de la Décentralisation que j’ai trouvées formidables.
J’ai renoncé aux Arts décos, et je suis resté là pour entrer dans cette école, qui avait démarré à Colmar quelques mois auparavant et venait de s’installer à Strasbourg. J’étais boulimique : je voulais tout savoir sur le théâtre, résoudre les difficultés techniques que j’avais rencontrées en tant qu’amateur, j’écrivais aussi. Ce qui m’intéressait, c’est d’entrer pour ainsi dire au monastère – je veux dire d’être dans un milieu fermé, isolé des problèmes politiques du théâtre, des questions d’argent. Ne penser qu’à se former, pendant trois ans.

Je ne cherchais pas un déclic, mais bien le travail d’entraînement rigoureux et progressif qui était proposé. J’étais friand de culture théâtrale. Saint-Denis était tout à fait la personne qu’il me fallait, ainsi que Pierre Lefèvre, Barbara Goodwin, John Blatchley qui était un metteur en scène shakespearien et d’opéra très pédagogue, Jean-Claude Marrey qui écrivait. Saint-Denis était très impressionnant : corpulent, la pipe toujours vissée au bec, houspillant sa femme Suria Magito, la directrice de l’École, très « staff » avec Blatchley et Lefèvre qu’il avait amenés de Londres et à qui il s’adressait comme à des officiers de la Royal Navy. C’est moi qui ai eu l’honneur de les accueillir tous deux à la gare, et j’ai fait une gaffe. On m’avait annoncé un Anglais et un Français et je les ai pris l’un pour l’autre. L’un était sec et ressemblait à Peter Townsend, c’était Lefèvre ; l’autre était gros, avec un béret basque, c’était Blatchley. C’était donc une équipe très franco-anglaise avec des vertus de discipline que je crois n’avoir vues dans aucune école – pourtant j’ai visité beaucoup d’écoles allemandes, j’ai vu l’Actor’s studio et la Juilliard School, et j’ai passé trois mois dans les écoles russes.

Cette rigueur, par rapport à un enseignement français traditionnel, où les acteurs travaillent des scènes pendant des heures, c’était d’une part un programme technique méthodique et strict : corps, voix, escrime, danse, etc. ; d’autre part le travail sur des pièces jouées en entier, deux par trimestre. Et à la fin du mois : séance critique. Ces séances étaient un peu traumatisantes. Tous les professeurs étaient rassemblés avec Michel Saint-Denis, qui disait ‘Suria va vous dire ce qui s’est passé. Ça ne va pas. Vous n’avez pas du tout la tête à ça. Vous devez faire encore beaucoup de progrès.’ Nous étions tous terrorisés. Cette terreur a duré un peu plus d’un an. Après, nous nous sommes habitués. Mais c’était dur.
Le but de ces séances critiques était de fouiller vraiment les deux ou trois exercices qui avaient été présentés. Le jeu des élèves y était analysé dans les âmes et dans les corps – je le redis, ce n’était pas facile. Je me souviens de crises de larmes, de crises de nerfs. C’était une épreuve psychologique, une épreuve physique, une épreuve nerveuse, une épreuve d’amour-propre, une épreuve dans le rapport au groupe aussi. Saint-Denis était brutalement critique, mais sciemment. L’objet, c’était de faire avancer le comédien dans la transformation de soi, et aussi de le pousser à aller dans l’intelligence des choses – dans les premiers groupes d’acteurs, beaucoup venaient de la campagne, et n’avaient fait que l’école primaire. Pour les régisseurs, la critique portait sur des questions techniques : éclairages, jeu d’orgue, peintures de grands décors, techniques employées.


Dès la première année, nous présentions des pièces complètes, parfaitement prêtes – décors, costumes et maquillages très poussés – tout en sachant qu’aucun spectateur ne les verrait sauf les professeurs : dix personnes dans la salle au maximum. En seconde année : la même choses, plus quelques amis. Saint-Denis avait là-dessus un principe pédagogique très précis : il fallait retarder le contact du jeune comédien avec le public et en choisir le moment exact. La rencontre se faisait en troisième année, avec une « tournée Tréteaux » dans les campagnes les plus difficiles, Saverne, Wissembourg, etc. On apportait du théâtre là où il n’y en avait jamais eu, jusque dans les petits villages, jusqu’en Suisse, en Bourgogne, on tournait dans tout l’Est de la France, parfois dans vingt lieux différents. Et il faisait froid, il n’y avait pas de loges.

Comme technicien, j’ai été formé par Camille Demangeat, qui avait été le régisseur-constructeur de Jouvet, et enseignait à l’Ecole la construction des décors. C’était un professeur extraordinaire. Sa pédagogie n’était pas théorique mais son savoir était immense : un élève régisseur ou metteur en scène que la technique intéressait pouvait tout lui demander. Il faut dire que j’ai eu une chance inouïe au démarrage : j’ai vu le théâtre se construire. Les premiers mois, il y avait un trou, puis étage après étage on l’a vu monter, les dessous, la scène… L’architecte, Pierre Sonrel, m’a aussi beaucoup appris.

L’idée de faire travailler la section Régie avec la section Jeu donnait lieu de fait à une formation en mise en scène, même si ce n’était pas spécifié nommément. J’ai été le premier à être orienté vers la mise en scène. Comme j’avais fait des études universitaires, Michel Saint-Denis me disait ‘Je me méfie de l’université ; elle passe à côté du corps de l’acteur, de son jeu’ – c’était pour lui l’essentiel. Mais il devenait de plus en plus gentil, et il m’a confié en troisième année la direction d’un exercice sur un texte de mon choix. C’est lui qui m’a poussé à la mise en scène et il a transmis cette idée à Hubert Gignoux, son successeur, qui m’a engagé à mon retour du service militaire comme professeur à l’École. J’y suis resté onze ans, tout en animant la Compagnie des Drapiers qui montait du répertoire contemporain – Kroetz, Dorst et bien d’autres. C’est grâce à Gignoux, qui avait accepté que nous soyons appointés comme professeurs à l’École tout en réalisant des spectacles, que nous avons pu faire exister les Drapiers. Il savait que je faisais mon travail : pendant ces onze ans, j’ai dirigé une quarantaine d’exercices d’élèves et j’ai suivi tous les groupes. Les Drapiers ont aussi joué un certain rôle par rapport à l’École. Quand Pierre-Etienne Heymann en a pris la direction, il nous a confié des élèves de troisième année pour des ateliers de sortie. Certains ont joué une pièce d’Arrabal, d’autres une pièce de Peter Weiss : c’était pour eux un premier débouché dans un théâtre non officiel.