Témoignage de Michel Bernardy

Homme de théâtre, débute sous l’égide de Jacques Hébertot et de Michel Saint-Denis à la Comédie de l’Est. Pensionnaire de la Comédie-Française de 1960 à 1972, professeur de langage au Conservatoire National supérieur d’Art Dramatique de 1972 à 1994. Auteur de plus d’une dizaine de traductions de Shakespeare, dont le Roi Lear, joué par Jean Marais en 1978, et créateur du site jeuverbal.fr .

 


Je note ici un souvenir de la Comédie de l’Est. C’était à Strasbourg, en 1955. Nous étions en salle de répétition, à huit jours de la première de Roméo et Juliette, que Michel Saint-Denis mettait en scène. Celui-ci nous dit alors sans préambule qu’il allait nous lire la pièce. Un peu interloqués, nous avons tous formé un cercle autour de lui dans la salle, et chacun, tourné vers le centre, a alors assisté à une représentation verbale de la pièce que nous étions sur le point de jouer. Ce fut pour moi une révélation de la même qualité que le récital donné par John Gielgud à Paris quatre ans plus tard, The ages of man.
Le soir, nous avons repris les places que nous occupions pendant cette lecture, et Michel Saint-Denis nous a demandé alors de dire à notre tour, de là où nous étions, les répliques de nos rôles, non pas comme on le fait lors d’une répétition à l’italienne pour mémoriser le texte, mais en situation, n’ayant que l’espace pour partenaire. Et ce soir-là, tout l’ensemble prit corps. Ce retour à l’écriture qu’il nous a proposé sans commentaire était une de ses préoccupations majeures qu’il avait héritée de Jacques Copeau, son oncle. La langue française était le grand personnage que nous avions pour mission d’incarner comme l’ont fait John Gielgud et Laurence Olivier pour la langue de Shakespeare. Cela je l’ai compris beaucoup plus tard.
Copeau dénonçait « la grimace » de l’acteur professionnel. Il disait, parlant de la moyenne des acteurs expérimentés de sa troupe : « Quand je commence à répéter, je sais d’avance ce qu’ils vont me donner. Je les vois d’avance agir et marcher ; je les entends d’avance… » Il disait encore : « Les secrets du jeu sont perdus – il faut les retrouver. »
Ayant pour grands modèles, dressés constamment devant lui, Shakespeare et les Élisabéthains, Molière et la Commedia dell’ Arte, le théâtre grec et son chœur, et, dans le fond du tableau, à une place quasi inaccessible, Racine et le Nô japonais, Copeau commença à éloigner ses élèves de la pratique trop fréquente des textes dramatiques les plus beaux, mais momentanément éculés par la routine. Il les mit au contact des chefs-d’œuvre dont il se nourrissait par des lectures qu’il faisait lui-même, par ces causeries où progressivement se dévoilait son rêve et s’exprimait sa volonté. Enfin il fournit à sa poignée de jeunes gens choisis le bagage imaginatif qui devait peu à peu vivifier leur invention scénique.
Michel Saint-Denis, rien dans les mains, rien dans les poches.

Michel Bernardy